Les paumées franches

Le titre fait référence à un ancien article déjà en jeu de mot: https://www.stephanpain.com/2016/06/05/les-coudees-franches/
Je viens de me rendre compte que la date est la même à neuf ans d’écart. Aujourd’hui est le jour d’Arafat, neuvième jour de Dhul Hijja.

Cet article est introduit par  celui rédigé sur le rapport de l’homme à la beauté de la création qui a comme point de départ (ce n’est que mentionné brièvement) l’étude du verbe masah à propos des ablutions et de leur altération: https://www.stephanpain.com/2018/01/26/hijaboun-habibi/ Nous constations simplement que les ablutions sont en deux temps: le lavage des mains et du visage, et le passage de la main, masah,  sur la tête et les pieds. Les ablutions modernes imposent le lavage des pieds. L’origine de cet ajout est surement lié à des règles d’hygiène dans des espaces communs. Mais lorsqu’il n’est pas nécessaire, il n’y a donc aucune obligation à le pratiquer et ce n’est certes pas un critère de validité. Depuis ma conversion, je n’ai pu éviter les remarques sur ce point malgré mes précautions. La sanction tombe immédiatement: les ablutions seraient invalides, et en conséquence la prière aussi. Un refrain plutôt classique dirons-nous. N’est-il pas ironique de devoir se cacher pour accomplir les choses telles qu’instituées par notre Créateur?

Si le Coran a ajouté l’ablution des pieds, la Torah prescrivait déjà des ablutions pour les fidèles. Elle semble contenue dans le première partie du verset coranique:

5.6. Ô les croyants! Lorsque vous vous levez pour la Salat, lavez vos visages et vos mains jusqu’aux coudes; passez les mains mouillées sur vos têtes et vos  pieds jusqu’aux chevilles. Et si vous êtes pollués « junub » , alors purifiez-vous (par un bain); mais si vous êtes malades, ou en voyage, ou si l’un de vous revient du lieu ou’ il a fait ses besoins ou si vous avez touché aux femmes et que vous ne trouviez pas d’eau, alors recourez à la terre pure , passez-en sur vos visages et vos mains. Allah ne veut pas vous imposer quelque gêne, mais Il veut vous purifier et parfaire sur vous Son bienfait. Peut-être serez-vous reconnaissant.

Le mot traduit, et donc interprété puisque nous en avons une matérialisation concrete dans le geste du quotidien, par coudes, est marāfiqi qui est un hapax, c’est à dire un mot unique dans le Coran. Cette interprétation trouve un écho dans la tradition rabbinique puisque le même geste rituel est enseigné dans le judaïsme.

Comme nous le savons tous, le sujet des ablutions et de leur conformité est un sujet récurrent parmi les fidèles. Parfois on peut discerner une sorte d’obsession littéraliste. Nous voilà renvoyés à un passage des évangiles:

Marc 7.1 Les pharisiens et quelques scribes, venus de Jérusalem, s’assemblèrent auprès de Jésus. 2 Ils virent quelques-uns de ses disciples prendre leurs repas avec des mains impures, c’est-à-dire, non lavées. 3 Or, les pharisiens et tous les Juifs ne mangent pas sans s’être lavé soigneusement les mains, conformément à la tradition des anciens; 4 et, quand ils reviennent de la place publique, ils ne mangent qu’après s’être purifiés. Ils ont encore beaucoup d’autres observances traditionnelles, comme le lavage des coupes, des cruches et des vases d’airain. 5 Et les pharisiens et les scribes lui demandèrent : Pourquoi tes disciples ne suivent-ils pas la tradition des anciens, mais prennent-ils leurs repas avec des mains impures ?
6 Jésus leur répondit : Hypocrites, Ésaïe a bien prophétisé sur vous, ainsi qu’il est écrit: Ce peuple m’honore des lèvres, Mais son coeur est éloigné de moi. 7 C’est en vain qu’ils m’honorent, En donnant des préceptes qui sont des commandements d’hommes. 8 Vous abandonnez le commandement de Dieu, et vous observez la tradition des hommes. 9 Il leur dit encore: Vous anéantissez fort bien le commandement de Dieu, pour garder votre tradition. 10 Car Moïse a dit : Honore ton père et ta mère; et : Celui qui maudira son père ou sa mère sera puni de mort. 11 Mais vous, vous dites : Si un homme dit à son père ou à sa mère : Ce dont j’aurais pu t’assister est corban, c’est-à-dire, une offrande à Dieu, 12 vous ne le laissez plus rien faire pour son père ou pour sa mère, 13 annulant ainsi la parole de Dieu par votre tradition, que vous avez établie. Et vous faites beaucoup d’autres choses semblables.
14 Ensuite, ayant de nouveau appelé la foule à lui, il lui dit : Ecoutez-moi tous, et comprenez. 15 Il n’est hors de l’homme rien qui, entrant en lui, puisse le souiller; mais ce qui sort de l’homme, c’est ce qui le souille. 16 Si quelqu’un a des oreilles pour entendre, qu’il entende.
Remarquons tout d’abord, la distinction entre les pharisiens et les juifs, alors que ces premiers sont compris dans le groupe. Nous pouvons suggérer à partir de cette tournure que ce sont les pharisiens qui ont imposé cette tradition à l’ensemble du peuple. Ailleurs l’évangile confirme qu’ils sont bien les référents en matière de loi religieuse. De nos jours le parallèlle est simple à faire avec les musulmans en général et les groupes salafis en particulier. Le mot traduit généralement par soigneusement est pygmē πυγμῇ, qui est, et ce n’est pas un hasard, également un hapax.  Parmi les très nombreuses traductions fournies par ce site, seules 4 le traduisent correctement: https://biblehub.com/mark/7-3.htm
En effet, pygmē fait référence au coude et à la mesure de la coudée. Le geste rituel décrit par Marc 7.3 est donc celui du lavage des mains jusqu’aux coudes. Les disciples du Messie se sont certainement lavées les mains. Mais selon certains leur lavage est invalide car il ne respecte pas la règle des anciens. Ils ont donc les mains propres mais impures. Ce reproche provoque une réaction que l’on imagine aisément vigoureuse de la part du Messie. Il les accuse d’avoir trahi la Parole au profit de traditions humaines. Ce qui souille l’homme fait peut-être référence aux enseignements oraux qui ont mené à l’instauration de cette règle inventée. La volonté initiale a certainement été de vouloir imposer plus pour obtenir le résultat escompté. Cette solution méthodologique a ensuite dérivé vers une imposition du geste augmenté. La conclusion qui s’impose est que si la Torah a prescrit le lavage comme première partie des ablutions et que le Coran est venu compléter, il semble logique, mais il est toujours possible d’argumenter, que le Coran n’ait pas altéré le mouvement prescrit par la Torah. Il n’a fait que le compléter. Ainsi, si l’évangile indique que l’ablution jusqu’au coude est une altération de la Torah, alors nous devons en déduire que le geste prescrit initialement dans le Coran était équivalent. Nous en déduisons donc que le mot marafiq ne signifie pas coude. Nous devons déterminer la partie du corps indiquée.

Bo le lavabo

Avant cela, constatons qu’à l’instar de la Loi, les règles sur les ablutions ont été escamotées par les chrétiens. Plutôt que d’accomplir, ils ont préféré abolir, allant à l’inverse de l’ordre du Messie. Le seul reliquat des ablutions est le geste du lavabo (premier mot du verset en latin du Psaume 51) au moment de l’offertoire par le prêtre seul. Généralement c’est un enfant de coeur qui purifie le prêtre en lui versant un peu d’eau sur les doigts. Nous comprenons alors la raison de la précision du Coran sur ce point. Lorsqu’il est prescrit les mains, certains comprennent les doigts, les autres, les mains jusqu’aux coudes. Le Coran tranche sur la question par le mot marafiq. Entre les doigts et le coude, il se situe la paume. C’est effectivement le sens de paume qui s’impose plutôt que poignet, car la paume est lié d’avantage au sens de la racine RFQ, qui évoque la douceur/amitié/fraternité. Remarquons que les uns sont dans le trop peu et les autres dans l’excès.

O vous qui avez cru! Ne devancez pas Allah et Son messager. Et craignez Allah. Allah est Audient et Omniscient. [Al-Hujuraat: 49.1]

La voie droite est celle du juste milieu, donc celle de la paume. Mais nous allons vite comprendre que cette compréhension des écritures n’est pas une exclusivité. Il y a 150 ans, dans la capitale, à l’occasion d’un coup d’état des loges contre la monarchie, a eu lieu un acte fondateur: le serment du jeu de Paume. On pourrait croire qu’il ne s’agit que d’un nom de circonstance. Cela parait peu probable. Nous ne sommes pas les seuls à être adeptes des jeux de mots. Le serment du jeu de paume évoque une promesse entre initiés qui pratiquent des poignées de main codées, mais également le jeu des mesures basées sur la paume. Paume, palme, empan, pied, et coudées font parti de ce jeu de mesures. Le mètre est issu de ce système. Comprenons bien ce qui s’est passé à ce moment là. La coudée est présente dans des religions qui prônent le littéralisme. Cette coudée trahit une influence spirituelle de l’Égypte antique, dans sa volonté d’outrepasser la volonté divine. Les loges aspirent à l’inverse. Il s’agit donc de mettre à bas symboliquement le pouvoir ancien en se réappropriant la mesure sacrée. Mais d’un extrème, nous sommes passés à l’autre: la domination par la soumission autoritaire à des ordres divins a laissé place à la soumission à un ordre anti-divin sous couvert d’insoumission ou de libre-volonté.
Le seul serment est celui passé directement avec notre Créateur. Et le lavage des mains, qui est un acte rituel dans la chair matérialisant une réalité spirituel, doit se faire jusqu’aux paumes.
Que la paix soit sur vous.