Cet article est un prolongement direct du précédent.
Nous venons de voir que l’un des dogmes fondateurs du christianisme moderne est le concept de victime expiatoire du Messie. De ce concept découle le pardon des péchés par la foi en Christ selon le vocabulaire employé. Nous avons vu que cette erreur fondamentale conditionne le chrétien qui se revendique dans son statut de disciple à se poser en autorité morale en instrumentalisant ce sacrifice. Cette autorité morale collective induit que la civilisation chrétienne dans son ensemble, a créé un système moral lui donnant toute légitimité pour dominer tout autre système. Une fois que le processus de sécularisation a été achevé dans le monde occidental, cette perversion morale s’est transformé en outil de domination puissant totalement déconnecté de Dieu. C’est ainsi que des institutions occidentales imposent leur code moral au monde entier sous un vernis universel. Au passage, notons que le pape des années 2010 était surnommé le pape des périphéries. Comprenons bien que ce surnom faisait parti du méthodologie d’imposition d’une vision progressiste doctrinale centralisée. En réalité, les populations locales n’avaient pas leur mot à dire et devaient se soumettre à l’agenda de l’autorité centralisée. De même, les traditionalistes étaient englobés dans cette périphérie réduite au silence par la censure pour les uns et par l’éloignement géographique pour les autres.
Ceci étant dit, intéressons-nous au concept du pardon dans les évangiles. Nous allons commencer par un verset apparemment sans lien avec le sujet:
Mt 5.40 Si quelqu’un veut plaider contre toi, et prendre ta tunique, laisse-lui encore ton manteau.
Selon de nombreux théologiens, le sermon sur la montagne n’est qu’une compilation d’enseignements typiquement rabbiniques mélangés avec des phrases messianiques décontextualisées. Il s’agissait de fournir une épaisseur spirituel à la communauté chrétienne afin de la distinguer de sa matrice d’origine. Mais ce verset semble typiquement, par sa radicalité, son exagération, être de la bouche de Jésus. Il y a une sorte de signature. Ce verset a la particularité de ne pas vraiment servir les points doctrinaux majeurs du corpus. Il est là perdu au milieu du texte. Prêt à repris, dans une sorte de fanatisme déconnecté de la réalité par les chrétiens assoiffés par la volonté de prouver qu’ils sont disciples d’un être extraordinaire. Dans les faits, à part certaines personnes, cette phrase n’a pas de réel impact dans la vie du croyant. Chacun donne selon ses moyens et ne cherche pas à se mettre dans la difficulté. La raison d’être de ce verset n’est pas de guider le croyant dans ses interactions. Ce verset, qui me pose problème depuis de nombreuses années, a une raison d’être toute différente. Il recèle un secret que je vais vous dévoiler: il verrouille la compréhension autour du verbe grec aphièmi. Aphièmi, ici sous la forme ‘aphes’ est traduit par ‘laisse-lui’ et il n’est pas possible de lui donner un autre sens. C’est bien sous le sens de « laisser » que le verbe aphièmi apparait tant de fois dans l’Évangile. Aphièmi est composé de apo qui signifie loin, éloigné et que l’on retrouve dans apocalypse, éloignement du voile, et hiémi qui signifie envoyer, déplacer. Littéralement le sens premier est donc éloigner, déplacer au loin, quitter. Le sens de laisser un objet ou une personne revient à consentir à son éloignement.
146 occurrences:
https://biblehub.com/greek/strongs_863.htm
Lorsque l’on liste les occurrences du verbe, il apparait donc 146 fois. Mais celle-ci sont en grande majorité dans les évangiles à proprement parler et non dans les livres annexes du corpus chrétien. La raison de cette dissymétrie va apparaitre clairement par la suite.
Ev_syn: 117 (essentiellement Mt et Lc)
4E: 15, Act: 3, Rm: 2, 1 Co: 3, Hb: 2, Jc: 1, 1 Je: 2, Apo: 3
Quitté : 38, laisser: 9, quittant: 8, quitte: 2, quitter: 7, abandonner, laisser seul, laisser avoir, négligé, négliger: 2, permis, permettre: 6, envoyer au loin, tolérer, autoriser: 5, autorisé: 2, divorce…
Nous retrouvons ce verbe en bonne place, puisqu’il est au centre du Notre-Père qui est la prière fondatrice du christianisme. En voici la traduction usuelle et dogmatique:
Mt 6.12 pardonne-nous nos offenses, comme nous aussi nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés;
Aphièmi, majoritairement traduit par laisser, quitter, est traduit ici par ‘pardonner’. C’est un peu comme si, sur certains versets, ce mot prenait une cape de super-héros et se voyait attribuer des supers-pouvoirs par la magie de la théologie. Sur un ton plus sérieux, cette interprétation erronée de ce verbe, conséquence de la doctrine du sacrifice expiatoire, est à l’origine de toute la perversion enfouie au coeur du christianisme. Dans d’autres versets, le Messie serait rapporté comme pardonnant les péchés. En conséquence de quoi, le Messie aurait donc une autorité divine, et donc de nature divine. Voilà un bel exemple de raisonnement circulaire. Ce n’est pas la compréhension du sens de ce mot qui aurait contribué à comprendre la divinité de Jésus, c’est le fait d’avoir affirmé qu’il serait de nature divine qui a généré cette interprétation à ce verbe ‘laisser’.
Le texte évangélique authentique n’introduit pas le pardon divin mais le laisser. La distinction entre les deux concepts est primordiale. Le concept de pardon n’était pas présent dans le texte. Ce concept a été introduit ultérieurement par les autres rédacteurs. Et les mots utilisés ne sont plus basés sur aphièmi mais sur d’autres.
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χαρίζομαι (charizomai): littéralement faire grâce, accorder gratuitement.
→ Ex. Éphésiens 4:32 : « pardonnez-vous (charizomenoi) les uns aux autres, comme Dieu vous a fait grâce en Christ. »
Ici, le pardon devient plus « réciproque » entre frères, imitatif du don de Dieu, et moins l’acte spectaculaire de Jésus face au pécheur. -
καταλλάσσω (katallassō) et καταλλαγή (katallagē): réconciliation.
→ Ex. 2 Corinthiens 5:18-19 : Dieu nous a « réconciliés avec lui par Christ » et a donné « le ministère de la réconciliation ».
Ici, le vocabulaire glisse du pardon-remise au pardon-réconciliation. -
ἱλαστήριον / ἱλασμός (hilastērion / hilasmos): propitiation, expiation.
→ Ex. Romains 3:25 ; 1 Jean 2:2.
On quitte le champ lexical du pardon « relationnel » pour entrer dans celui de l’offrande sacrificielle. -
καθαρίζω (katharizō): purifier.
→ Ex. Hébreux 9:14 : « le sang du Christ purifiera (kathariei) votre conscience des œuvres mortes. -
ἀπολύτρωσις (apolutrōsis)rachat, libération, délivrance
→ Rm 3:24 ; Col 1:14 ; Hé 9:15 Libération par paiement (rachat d’esclave) Déplace le pardon vers un modèle juridique et commercial « payé par le sang du Christ ». Le pardon est conceptualisé comme purification cultuelle. - Dans l’Apocalypse: c’est encore différent, le vocabulaire tourne autour du sang de l’Agneau qui « lave » (πλύνειν, πλύναντες).
Exceptions: 1 Je 1.9 et 2.12
Selon le consensus moderne, cette épitre serait parmi les derniers écrits sinon le dernier écrit du corpus. En effet, l’Apocalypse, généralement placé à la fin, est daté vers 95. L’épitre lui serait donc postérieure de quelques années, vers 100, 110. Les thèmes abordés témoignent une communauté mieux établie au contraire du précédent qui témoigne d’une époque plus trouble.
1.9 Si nous confessons nos péchés, il est fidèle et juste pour nous les pardonner, et pour nous purifier de toute iniquité.
Le mot utilisé pour pardon est bien une forme de aphiémi et le verset donne la définition du Pardon, un rite de confession des péchés. Il semblerait que nous tenons le verset de bascule sémantique. C’est donc bien à posteriori que ce verset va changer le sens du verbe dans les écrits antérieurs.
On peut proposer une chronologie de basculement théologique global:
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Évangiles (50–90 ap. J.-C.) : aphiēmi = « laisser », pas encore dogmatisé. Il faut bien comprendre que si les évangiles sont rédigés plus tardivement que certains écrits du corpus, il n’en demeure pas moins que les traditions orales précédent tout ce qui a pu être écrit sur le sujet.
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Épitres et Hébreux (50–70 ap. J.-C.) : création d’un autre lexique pour parler du pardon « théologique » (grâce, justification, expiation). → déjà une divergence.
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Corpus johannique (90–100 ap. J.-C.) : reprise exceptionnelle de aphiēmi pour les péchés, mais déjà avec une coloration théologique.
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Didachè, Ignace d’Antioche, Justin Martyr (100–150 ap. J.-C.) : premières interprétations où Jésus pardonne « comme Dieu ».
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Origène (IIIe siècle) : rapprochement systématique entre aphiēmi et « rémission divine ».
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Augustin (IVe siècle) : verrouillage définitif → remissio peccatorum = dogme central du Credo.
Afin de dénouer ce noeud théologique majeur, il convient de donner une définition précise des termes en français:
Le Laissé
Définition: la mise de côté d’une faute ou d’une offense sans prétendre effacer la responsabilité de l’autre, ni se placer au-dessus moralement. En terme juridique, il s’agit pour la victime et/ou sa famille de recouvrer la paix tandis que le coupable est jugé par un tribunal vis à vis de sa responsabilité envers la société. Les deux parties n’ont pas de relations. En terme théologique, il s’agit de suspendre la condamnation de la faute par l’autorité divine mais pas de restaurer la relation entre le croyant et son Créateur qui reste subordonnée au repentir.
Caractéristique clé: respect de la justice divine, reconnaissance que le pardon appartient à Dieu seul et sans associé.
Le Pardon
Définition: acte volontaire de réconciliation mutuelle, qui suppose une compréhension de la faute, un acte de repentance de l’auteur de la faute et sa disposition morale sincère. La sincérité se matérialise par une démarche de réforme et se traduit par l’absence de répétition des faits. Les deux parties peuvent ainsi poursuivre ou entamer une relation apaisée. En théologie, on utilisera d’avantage le terme repentir sincère.
Caractéristique clé: humilité, réciprocité et orienté vers la restauration, sans orgueil.
Le Pseudo-pardon
Définition: déclaration de pardon unilatéral qui cache un orgueil moral ou une volonté de supériorité, sans réelle disposition à la réconciliation.
Caractéristique clé: affirmation de supériorité morale, souvent pour manipuler ou impressionner autrui, voire imposer son narratif dans un agenda idéologique.
Le pardon présumé
C’est l’attitude du fautif qui, sans reconnaître sa faute ni chercher à la réparer, considère d’avance que la victime — ou Dieu — lui accordera le pardon. Il s’agit d’une illusion morale qui repose sur une double erreur: croire que le pardon est automatique, indépendamment de la démarche de repentance; utiliser la bonté attendue de l’autre comme prétexte pour se dispenser de tout effort de transformation.
En pratique, le pardon présumé: nie la liberté de la victime (en lui imposant d’avoir déjà pardonné), banalise la faute (puisqu’elle n’appelle plus de responsabilité), et se nourrit de l’orgueil du fautif (qui se place au-dessus de la justice et du lien abîmé). Par exemple, l’épisode de la femme adultère est souvent cité pour justifier du pardon de Dieu inconditionnel.
Ainsi le notre Père devient:
Mt 6.12 laisse-nous nos offenses, comme nous aussi nous laissons à ceux qui nous ont offensés;
De même que l’on ne peut pardonner à quelqu’un qui ne l’a pas demandé, Dieu ne pardonne pas les péchés si on ne lui confesse pas (repentir sincère) . On peut laisser ceux qui nous ont offensé pour recouvrer la paix intérieure mais on ne peut poursuivre ou entamer une relation normale avec eux. Une distance préserve les deux parties. Il n’y a donc pas pardon. De même, sans démarche sincère et sans implication dans le rite de confession des péchés, la relation reste distante entre le fidèle et son Créateur. Certains pourraient penser qu’il est possible de se confesser de tous ses péchés. Nous en déduirions que celui qui a mené ce processus jusqu’au bout, peut devenir ami avec Dieu dans une sorte de réciprocité. Ai-je besoin d’argumenter sur le fait que personne ne peut prétendre avoir conscience de toutes ses fautes. Nous vivons dans un univers personnel moral imparfait. Ce que nous jugeons comme étant le bien peut être considéré comme mal par Dieu. Peut-on plaider l’ignorance? Je ne pense pas. Pas à un tel niveau d’exigence moral. En conséquence, le principe de se déclarer comme « ami » de Dieu est une marque d’orgueil. Et l’orgueil est à la source de tous les maux. Unilatéralement Dieu peut décider de faire d’un humain son « ami ». La Tradition enseigne qu’Abraham, paix sur lui, est l’ami de Dieu. Si vous pensez être collectivement meilleurs qu’Abraham, alors argumenter est du temps perdu.
Le fait de ne pas être « ami » avec Dieu ne se limite pas à un état spirituel abstrait; il implique aussi des comportements, des postures et des attitudes concrètes dans la relation quotidienne avec le divin. Cela se manifeste par exemple dans :
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La manière de s’adresser à Dieu: la tradition enseigne le vocabulaire à utiliser, ainsi que des formules types afin de cadrer le fidèle. A l’inverse, une prière peut rester trop formelle, distante, plutôt qu’intime et confiante.
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La tenue dans un lieu de culte: l’absence de lien personnel avec Dieu peut se refléter dans l’indifférence au respect des codes de pudeur ou de dignité, qui sont des signes de reconnaissance et d’humilité devant le sacré.
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La posture corporelle: l’attitude physique — s’incliner, se prosterner, se tenir droit ou humblement assis — traduit l’état intérieur. L’excès inverse se traduit souvent par des gestes mécaniques, dépourvus de conscience spirituelle.
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La disposition intérieure: l’imperfection morale et l’orgueil se manifestent par un détachement ou un manque de concentration dans l’adoration, une incapacité à ressentir la crainte et l’amour du divin.
Dans le quotidien, on peut laisser libre cours à nos pensées, tutoyer Dieu dans l’intimité, ressentir une proximité affective ou émotionnelle. Cela fait partie de l’expérience humaine, et cela peut même nourrir la foi. Mais dans le cadre du rituel, de la prière, ou de tout acte sacré, il y a un effet de séparation volontaire : on quitte le monde profane pour se mettre dans un état de conscience différent, attentif, respectueux, et structuré. Cette mise à distance n’est pas un obstacle à la spiritualité, mais un outil pour se concentrer sur ce qui transcende l’ego et les désirs personnels. C’est là que disparaît l’illusion de l’“ami intime” pour faire place à l’authenticité du lien avec Dieu : posture, attitude, langage, tenue, intention — tout est codifié pour marquer le passage de l’humain au sacré, pour que l’expérience devienne réelle, et non seulement sentimentale ou affective.
Revenons à ce fameux verset:
5.40 Si quelqu’un veut plaider contre toi, et prendre ta tunique, laisse-lui encore ton manteau.
Nous avons vu dans un article précédent l’importance du manteau. Il symbolise tout au long de la Bible, l’autorité prophétique. Ce verset semble en lien avec le jugement. Or, nous avons vu que les vêtements de l’âme accompagnent le défunt lors de la cérémonie égyptienne de la pesée. L’avorton plaiderait donc contre le Messie pour lui dérober sa communauté. Ironiquement, le Messie lui propose alors son manteau de prophète.
Matthieu 27. 35 Après l’avoir crucifié, ils se partagèrent ses vêtements, en tirant au sort, afin que s’accomplît ce qui avait été annoncé par le prophète: Ils se sont partagé mes vêtements, et ils ont tiré au sort ma tunique.
Nous avions vu que dans ce verset, ce partage symbolisait la séparation des chrétiens en différentes factions afin de les égarer. Le tirage au sort non commandé par Dieu est assimilé à de la divination. Ce sont donc bien des sorciers qui prennent la tête des communautés comme nous l’avons vu précédemment.
A l’heure du Jugement, le Messie dirait alors:
A présent, si quelqu’un veut endosser ce manteau et plaider contre moi, qu’il se lève!
Que la paix soit sur les âmes de bonne volonté