jeudi 28 mars 2024

L’histoire d’Ezlemese

Marc 1: 24 – 27

Il se trouva dans leur synagogue un homme qui avait un esprit impur (possédé), et qui s’écria: “Qu’y a-t-il entre nous et toi, Jésus de Nazareth? Tu es venu pour nous perdre. Je sais qui tu es: le Saint de Dieu.”

Jésus le menaça, disant: “Tais-toi, et sors de cet homme”.

Et l’esprit impur sortit de cet homme, en l’agitant avec violence, et en poussant un grand cri. Tous furent saisis de stupéfaction, de sorte qu’il se demandaient les uns aux autres: Qu’est-ce que ceci? Une nouvelle doctrine! Il commande avec autorité même aux esprits impurs, et ils lui obéissent!

Le temps est venu pour moi de vous compter l’histoire d’Ezlemese. Ezlemese est un djinn qui a pris possession d’un homme ayant subi un traumatisme crânien. Pour la plupart des gens, l’homme, dont je tairais le nom, mais que tout indigné qui a côtoyé la Défense reconnaîtra, était considéré comme schizophrène. Il fut parmi les premiers sur le parvis et sa présence constante en fit une sorte de symbole. Malheureusement son penchant pour la boisson le conduisait irrémédiablement aux heures de sorties des bureaux à adopter un comportement agressif avec les badauds qui s’intéressaient aux slogans éparpillés sur le sol. Avec ses grands gestes et ses insultes, il faisait fuir bon nombre de gens qui avaient tôt fait d’assimiler les indignés avec un groupe d’asociaux. Avait-il été abandonné là à dessein par des personnes au service du pouvoir? Était-il conscient ou inconscient des répercussions de ses actes? Même s’il apparaît difficile de trancher, il faut toutefois considérer que certaines de ses actions étaient tout à fait cohérentes et que certaines absences physiques ou déplacements ne s’inscrivaient pas dans le cadre d’une maladie mentale.

Car, malgré son apparent trouble du comportement, il était bel et bien toujours à l’endroit et au moment où il fallait être pour tout savoir de ce qui se passait. Peut-on croire aux coïncidences? J’ai appris à bannir ce mot de mon vocabulaire.

La tension montait entre certaines personnes et lui. Cela allait-il tourner à la bagarre? Je me suis mis dans son dos et j’ai commencé à lui parler tout bas tout en faisant des vas et viens. Il n’a pas du tout apprécié, s’est énervé sur moi et plusieurs personnes m’ont regardé de travers. Mauvaise approche.

Lorsque les indignés ont quitté la surface du parvis au début de l’hiver et que le mouvement a pris une autre forme, nous avons pris pour habitude de nous réunir dans un couloir de service attenant à un parking. Plus de passant, plus de simple curieux, juste un noyau dur qui continue à réfléchir, à lancer de nouvelles actions. Le mouvement évoluait.

C’est alors qu’un soir, l’homme a changé de ton. Cette fois, c’est avec ceux qui l’entourait, avec qui il vivait qu’il devenait agressif. Sa voix n’était plus la même. Il ne voulait plus qu’on l’appelle par son prénom mais par Ezlemese. Il avait d’ailleurs peint ce nom sur son blouson. Sur les visages se lisait une certaine peur. Quoi de plus normal? Il coupait la parole dès qu’une véritable discussion s’engageait.

En ces temps là, j’étais en pleine recherche sur les esprits, sur la façon de communiquer. Je tâtonnais. J’apprenais sur le tas. J’avais bien compris l’importance du chakra frontal et je voyais bien qu’il était possible d’émettre des informations vers autrui. Non pas de la télépathie à proprement parler, mais un flux qui se transmet. J’avais aussi compris que le cycle était basé sur les écritures. Je prononçais intérieurement les mots Torah, Amour, Coran et je regardais ce qui se passait. Il faut bien reconnaître que tant que je n’avais aucune preuve tangible, tout cela pouvait être le fruit de mon imagination débordante.

Ce soir là, même les personnes les plus cartésiennes comprenaient que ce qui se passait n’était pas rationnel, du moins pas dans la définition que l’on peut en avoir couramment. Comme j’entendais sa voix inhabituelle, j’ai alors fait discrètement le tour du groupe pour lui faire face et j’ai répété de nombreuses fois le mot Coran tout en le fixant du regard. Il ne m’a pas remarqué mais il s’est soudainement apaisé et la discussion a repris son cours. Ainsi, il se passait réellement quelque chose.

Je décidais de pousser plus loin l’expérimentation. A un autre moment, alors qu’une nouvelle fois il donnait de la voix, je me suis mis à lui parler et à le menacer. Toujours par la pensée. C’est alors qu’il se tourne vers moi en se collant un doigt sur la bouche et me dit ”chut”.

J’étais stupéfait. Je comprenais alors le pouvoir que j’avais sur lui.

Si vous êtes familier de l’hindouisme, vous savez que Shiva piétine le démon du mensonge grâce à la danse. Il était temps de mettre en pratique ces enseignements. Dans cette cave froide et grise je me suis donc mis à danser sous les regards amusés des indignés. Ezlemese est entré dans une rage folle et me tournait autour en faisant mine de me frapper. Mais je savais qu’il ne pouvait rien contre moi, alors j’arborais un grand sourire et je virevoltais encore plus vite autour de lui en réponse.

Il a ensuite disparu pendant 20 minutes et quand il a réapparu alors que l’assemblée était dispersée, il s’est approché de moi, m’a posé une main sur l’épaule et a prononcé une phrase inintelligible où il était question de malédiction. Il s’en est allé en ricanant, tout content de son effet.

Un peu de temps a passé, l’hiver touchait à sa fin. Les indignés squattaient à droite à gauche. J’avais entendu qu’il s’était calmé et qu’il faisait parti d’un petit groupe de radicaux. Plus de Ezlemese, plus de voix bizarre, moins d’alcool, plus de dialogue. Ceux qui vivaient avec lui le pensaient apaisé. Il avait un téléphone portable et un peu d’argent. Jusqu’au moment où je suis arrivé.

Ma présence l’insupportait, il s’est éloigné immédiatement et a commencé à tourner sur lui-même en maugréant. Ses compagnons ne comprenaient pas ce changement brusque d’attitude. Plus il m’insultait et plus je souriais. Je les ai suivi jusqu’au squat pour prolonger la discussion. Les quittant, en sortant de la maison, dans la pénombre du jardin et le silence de la nuit, j’ai remis mon casque et j’ai fait résonner dans ma tête ces fameux versets que l’on peut entendre dans la vidéo “Angel on Kaaba” (note 2024: au moment de la rédaction en 2013, je suis encore ignorant que ce que j’écoute est la sourate laylat al qadr). Puis je suis parti.

Quelques temps plus tard, j’ai appris qu’il avait disparu sans un mot pour ses proches.